Réparer les vivants de Maylis de Kerangal fiche de lecture et analyse
Réparer les vivants est un roman de Maylis de Kerangal qui a reçu de nombreux prix littéraires. Le roman a été publié en 2014.
Maylis de Kerangal a passé son enfance au havre. Elle a fait des études d'histoire, de philosophie et d'ethnologie puis a travaillé aux éditions Gallimard puis reprend sa formation en faisant un passage à l'EHESS à Paris. Elle crée les éditions du Baron perché destinées à la jeunesse et elle publie son premier roman en 2006.
Réparer les vivants est un roman qui raconte l'histoire de plusieurs personnages qui vont se croiser le temps d'une journée. En effet, le roman dure précisément 24H. Tout commence avec l'histoire de trois amis partis faire du surf à l'aube. L'un deux est Simon Limbres. Après leur session les trois amis, fatigués, reprennent la route et ont un accident. Simon, qui n'avait pas de ceinture passe par le pare-brise du véhicule et se retrouve au service de réanimation. On découvre alors l'équipe médicale du Havre dont le Docteur Révol, la nouvelle infirmière Cordélia Owl qui a à peine dormi et repasse dans sa tête les images de sa dernière nuit avec son amant . On apprend alors que Simon Limbres est mort (mort encéphalique), seules les machines le maintiennent en vie et donnent à son corps l'apparence de la vie. Le Docteur Révol, secondé par l'infirmier Thomas Rémige ont alors la lourde tache d'expliquer aux parents de Simon (Sean et Marianne) que Simon devient donneur à partir du moment où il n'a pas spécifié qu'il souhaitait s'y opposer. Ses reins, son foie et son coeur vont donc être prélevés et donnés à des patients en attente de greffe. Simon va devenir anonyme, remplacé par un numéro. Les greffés eux aussi seront anonymes. Le lecteur fait la connaissance d'une seule greffée: Claire Méjean qui est celle qui va recevoir le coeur de Simon et que le renommé professeur Harfang de La Pitié Salpêtrière va greffer. On sait que Juliette, la petite amie de Simon, l'attend toute la journée en faisant sa maquette de labyrinthe mais à aucun moment le roman ne met en scène l'annonce de la mort de Simon aux autres membres de la famille et amis. Ce roman raconte donc avant tout l'histoire d'une transplantation cardiaque et de tout ce que cet acte qui touche au coeur humain a pour symbole pour les êtres.
Les thèmes du roman:
-la chanson de geste: l'histoire est racontée en suivant la tradition de la chanson de geste. Il s'agit d'un texte traditionnel médiéval, un chant racontant les exploits guerriers d'un héros. Ici le coeur de Simon est une sorte de Graal moderne que tous tentent d'atteindre. Harfang est le héros décrit comme l'héritier d'une famille prédisposée si ce n'est presque choisie, possédant une caractéristique physique: la mèche Harfang. Tous les autres personnages agissent dans le but de se faire remarquer de lui. Le docteur Révol qui est le premier à préserver le coeur disparaîtra d'ailleurs dans la suite du roman. On retrouve les thèmes propres à la chanson de geste comme le voyage , la dimension épique (les médecins sont mis à l'épreuve chaque dimanche, c'est à celui qui sera la plus résistant pour faire partie de l'équipe d'Harfang), celui qui sera prêt à "donner sa vie" familiale, amoureuse pour travailler à côté d'Harfang) et le caractère symbolique de la quête. On pense à la scène où tous les médecins se mettent à parler en latin au moment où ils viennent de transplanter le coeur sous le regard médusé de l'infirmier. Thomas Rémige pourrait être une sorte de troubadour, celui qui met en chant ici le geste médical.
-l'intertextualité: le roman de Maylis de Kerangal fait référence à de nombreuses oeuvres de la littérature. A chaque fois que les personnages ont une épreuve à affronter, cette épreuve est associée à un livre, à un poème, ... ou encore à un tableau. Parmi les oeuvres, certaines sont citées de manière explicites dont Dostoievski "il faut enterrer les morts et réparer les vivants", portion de phrase qui donne son titre au roman, le Docteur Révol possède un exemplaire d'un livre célèbre de Mary Higgins Clark. sur le plan de la référence picturale, on évoque la leçon d'anatomie de Rembrandt au moment du prélèvement des organes. Il y a aussi des références cachées comme celle faite à "demain dès l'aube", poème de Victor Hugo pour sa fille Léopoldine, lorsque Marianne descend la route "vers Harfleur" en rejoignant son fils Simon pour l'hôpital. On trouve aussi une référence "au dormeur du val" de Rimbaud car Simon est décrit grâce à un des vers du poème "la nuque baignant dans le frais cresson bleu". On pourrait interpréter ces références de différentes manières. Tout d'abord, il peut s'agir tout simplement d'échos qui permettent à l'auteur de ne pas "se perdre" dans des descriptions qui pourraient nous éloigner de l'action. En effet, le lecteur, grâce à la référence se représente instantanément un état émotionnel ou physique grâce à ces images appartenant à la culture collective. Ensuite, faire référence à d'autres artistes c'est dire combien la création ne naît pas ex nihilo (c'est-à-dire de rien). En effet, l'écrivain a eu recours à des éléments inventés par d'autres pour faire vivre une nouvelle histoire. Nous pourrions alors envisager le travail d'écriture comme un travail semblable à celui réalisé par les médecins de l'histoire. L'auteur "prélève" des morceaux d'un artiste, d'un autre, pour donner corps à son texte.
-Une écriture fluctuante: la syntaxe représente symboliquement les battements du coeur et son rythme est associé à celui du rythme cardiaque. C'est ainsi que le début du roman commence dans une accélération folle qui représente l'intensité liée à l'émotion du surf, au sentiment de liberté, à l'effort lié au dépassement de ses limites. Au fur et à mesure, la syntaxe se ralentit et les phrases se posent et font des pauses. La construction grammaticale est elle aussi non conventionnelle. En effet, certaines phrases semblent construites dans un style quasi télégraphiques dans lequel on aurait fait l'économie du sujet. Ce type de phrase fait penser à la manière dont les médecins et infirmiers communiquent entre eux lorsqu'ils parlent d'un patient: "il use de cette langue qu'ils partagent, langue qui bannit le prolixe comme perte de temps, proscrit l'éloquence et la séduction des mots, abuse des nominales, des codes et des acronymes, langue où parler signifie d'abord décrire, autrement dit renseigner un corps, rassembler les paramètres d'une situation afin de permettre qu'un diagnostic soit posé, que des examens soient demandés, que l'on soigne et que l'on sauve: puissance du succinct". Ce sont les gestes, les faits et les actions qui semblent l'emporter sur le sujet lui-même. L'idée de l'écriture fluctuante est aussi le reflet de l'océan, de la vague qui vient et qui part. De plus, les registres sont variés. La langue varie d'un registre familier voire vulgaire au langage médical. On trouve du verlan, des inventions linguistiques générationnelles mais aussi des ajouts de texte en anglais. La présentation des dialogues n'est pas du tout conventionnelle également. En effet, le style direct est noyé au milieu de la narration. Seules quelques énoncés sont isolés, notamment celui où on annonce la mort de Simon. La parole apparaît comme un flot qui submerge l'être, qui semble l'encombrer. A de nombreuses reprises, les personnages du roman préfèrent d'ailleurs garder le silence.
-L'espace: un fossé entre deux rives. Le thème du fossé entre deux rives est présent tout au long du roman. Tout d'abord, c'est la vision de Simon qui s'écarte du rivage au moment de sa session de surf. Ensuite, c'est la sensation qu'éprouve Marianne en voyant son fils. C'est aussi la sensation physique de Cordélia à cause de la fatigue. La mise à distance est aussi un réflexe stratégique d'auto-préservation puisque le personnel médical s'en sert pour ne pas être submergé par ses émotions (notamment celle de voir un jeune homme qui va être totalement "dépecé"). D'un point de vue symbolique, il y a aussi deux espaces à travers l'évocation d'un monde à un autre, du monde vivant à celui de la mort, de ce qui est commun à ce qui est sacré. La dimension spirituelle est importante dans cette oeuvre. Le corps de Simon est décrit à travers une référence au tableau d'Holbein le Jeune, Le corps du Christ mort dans la tombe. Lorsque Claire reçoit son coeur, tous les médecins récitent une prière et prononcent le mot "amen". L'espace d'un instant, la salle d'opération devient le lieu du sacré, l'endroit où le sacrifice donne lieu à la résurrection. La table d'opération devient l'autel sur lequel le sang de Simon coule. Toutes ces références font bien entendu référence aux derniers instants du Christ.
-Qui est le héros? Simon n'est pas à proprement parler un héros puisqu'il est mort et qu'il ne mène aucune action. De plus, il n'a pas voulu donner ses organes, il fait ce don de générosité malgré lui. Harfang n'a rien du héros non plus. Imbu de sa personne, égocentrique et à la recherche d'une toute puissance, il n'incarne pas les valeurs du héros près à sauver l'humanité juste par amour de l'humanité. d'ailleurs, Silvio ne sert que ses propres intérêts également. Lui aussi recherche la gloire. Il est possible alors d'émettre l'hypothèse que c'est le coeur de Simon qui devient le héros du roman puisque nous suivons ses aventures, sa préservation, son voyage et le moment où il redémarre. Le coeur est décrit sous tous ses aspects: fonctionnement physiologique mais aussi tout ce qu'il peut représenter sur le plan émotionnel, sur le plan de la mémoire mais aussi symboliquement.
-Des portraits de femmes perdues: plusieurs figures féminines gravitent dans ce roman: Juliette (au nom évocateur) qui représente la jeune fille romantique, perdue dans son labyrinthe, Le labyrinthe évoque aussi Ariane qui tisse un fil pour Thésée afin qu'il ne se perde pas dans le labyrinthe et puisse revenir une fois le Minotaure tué. Mais Thésée reprendra la mer, tout comme Simon est parti ce matin là rejoindre les vagues. Cordélia est également une jeune fille un peu paumée. Marianne, la mère aimante qui prépare des plateaux repas les soirs de match, quant à elle, se retrouve impuissante. Marthe Carrare, mère malgré elle, se réfugie dans les urgences du travail pour ne pas avoir à affronter certaines réalités. Claire, se demande si elle pourra aimer avec ce nouveau coeur.
-la mythologie: on trouve de nombreuses allusions à la mythologie dans tout le roman. Le fil qui referme le corps de Simon est celui d’Ariane mais aussi celui que tisse Pénélope. Ce fil, c’est aussi celui des parques. Il est fait allusion à Ariane avec le labyrinthe et le tatouage de Simon, aux aventures d’Ulysse ( Pénélope) avec les Sirènes du van mais aussi aux Parques et plus particulièrement à Artropos, la déesse qui coupait le fil de la vie. On pense à cette déesse grâce à la référence faite au hibou ( Owl en anglais et Harfang qui est une espèce d’hibou). En effet, le hibou, dans la symbolique est celui qui peut voir les morts et communiquer avec eux. Il est aussi le symbole d’une très grande sagesse et connaissance. Thomas Rémige possède lui aussi un nom évocateur puisque « remige » en latin signifie « rameur ». Thomas est comme Charon qui fait passer d’une rive à l’autre sur les eaux du Styx.