Fiche de lecture/ Analyse de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès
Biographie de Koltès :
Koltès est né à Metz en 1948 dans un milieu familial stable. A l’adolescence, il ressent un déséquilibre en lui qui le pousse à rechercher une vie d’instabilité. Il décide de quitter la Province et voyage à New York et en Afrique. Il est fortement marqué par les évènements en Algérie. En 1975, il fait une tentative de suicide. Il écrit mais dit découvrir le théâtre avec Maria Casarès. LA plupart de ses œuvres se nourrissent de La Bible, Shakespeare, Dostoïevski, Claudel ou encore Rimbaud. Il collabore avec le metteur en scène Patrice Chéreau. De retour d’un dernier voyage au Mexique et au Guatemala, il décède du Sida en 1989 à l’âge de 41 ans.
Les personnages de Koltès sont eux aussi marqués par le déséquilibre et le « vertige » de la solitude.
Les principales œuvres de Koltès :
-Combat de nègres et de chiens 1983-1989
-Dans la solitude des Champs de coton 1986
-La nuit juste avant les forêts 1990
-Sallinger 1995
-Roberto Zucco 1995
Héritage et contexte théâtral :
-Le théâtre engagé de l’Après-guerre : Camus et Sartre.
Face au traumatisme de la seconde guerre mondiale, Camus et Sartre mènent une réflexion sur la liberté et la responsabilité humaine. Cette réflexion a pour but de conduire à une nouvelle morale et à un modèle de comportement comme l’engagement.
-Le théâtre populaire : Jean Vilar et Bertold Brecht.
A la Libération, le théâtre est perçu comme le lieu et le moyen de rassembler les individus. Le but est de faire du théâtre un outil pédagogique qui aurait une vocation de service public. Bertold Brecht remplace la catharsis par la distanciation de manière à obliger le spectateur à être partie prenante de la représentation.
-Le théâtre de l’absurde des années 50 : Eugène Ionesco, Samuel Beckett et Jean Genet.
Les thèmes sont souvent originaux ( la solitude, l’attente, l’abandon, l’incommunicabilité, la mort…) et proches du théâtre de Sartre et Camus. Le théâtre de l’absurde va un peu plus loin en proposant des textes qui mettent en valeur la « faillite du langage ». En effet, les personnages ne peuvent pas communiquer. Il ne s’agit que de discours sans sens, de dialogues qui tournent en rond. Il y a aussi l’apparition de nombreux silences qui semblent peut-être ici dire ce que les mots ne parviennent plus à communiquer. Le théâtre de l’absurde est aussi le lieu de la déconstruction du personnage.
-Le théâtre proche du Nouveau Roman à partir des années 60: Marguerite Duras, Nathalie Sarraute.
Le langage des personnages ne sert pas à communiquer mais à révéler des désirs secrets, des obsessions, un sentiment de solitude. La parole est souvent à l’origine de drame entre les personnages et source de conflits. Les silences et les non-dits jouent un rôle très important. Ils permettent de dire ce que sont les êtres.
-Le théâtre des années 80.
Suite au mouvement de mai 68, le théâtre est devenu politisé. Le théâtre des années 80 s’écarte donc de tous les discours politiques. Le théâtre des années 80 ne croit plus aux idéologies, à la philosophie et à l’idée qu’un théâtre engagé pourrait faire bouger les choses. Le théâtre des années 80 ne pense plus non plus qu’il peut unir les hommes, les éduquer ou qui prétendrait bouleverser les codes. La peur est double. D’une part, on pense que les metteurs en scène ont rendu le théâtre inaccessible car ils en ont fait une perfection esthétique ; d’autre part, on craint que le théâtre soit délaissé au profit de l’audiovisuel. Le théâtre des années 80 se donne pour but de jouer avec les signes, de redonner du poids au langage, d’être la mémoire de ce qui a disparu.
-Le théâtre contemporain et le théâtre de Koltès.
Le théâtre contemporain tente de s’éloigner de l’aspect réaliste. Il cherche à innover au niveau de la construction de la chronologie (comme dans Incendies de Wajdi Mouawad).
Koltès dénonce l’inefficacité du théâtre politique mais ne présente pas, pour autant, une vision tragique et pessimiste de la condition humaine. Il s’efforce de faire prendre conscience au spectateur de la tragédie historique. Koltès s’oppose au conformisme. Koltès pense que seuls les étrangers peuvent changer l’Occident car ils apportent un sens et une perception du monde différente. De nombreux personnages de Koltès sont noirs. Koltès a l’espoir que les hommes pourraient créer des liens entre communautés face à un monde individualiste, un « être en commun ».
Les mises en scène de Dans la solitude des champs de coton
1987 : Patrice Chéreau met en scène le texte en respectant le choix de Koltès de faire jouer le rôle du dealer par un homme noir car, selon Koltès, les hommes noirs ont conservé une douceur loin de la cruauté et de la corruption des sociétés occidentales. Patrice Chéreau a choisi de faire une représentation en incarnant le rôle du dealer ce qui n’a pas plu à Koltès car il trouvait que cela donnait une sensation de compréhension possible entre les personnages.
2002 : Frank Hoffmann imagine un décor de béton où le dealer est habillé comme un clochard et le client en costume/ cravate.
Etude de Dans la solitude des champs de coton
-le titre :
- Il évoque un espace métaphorique (qui n’est pas sur scène). Cet espace peut être associé à la douceur (un monde clos et doux alors que la pièce se déroule dans un monde urbain) mais aussi à l’histoire des hommes noirs réduit en esclavage.
- Il rappelle le thème de la solitude mentionné plusieurs fois dans le texte
- Il fait référence à une phrase de la pièce sauf que le pluriel du titre « des champs » a laissé place à un singulier « d’un champ ».
-le deal :
- « deal » est associé au mot « dealer » et fait référence à la vente de drogue et de produits illicites.
- Il est défini avant la pièce comme une « transaction commerciale. On retrouve d’ailleurs toutes les référence sà un univers économique dans la pièce.
- Il s’agit d’un moment d’affrontement qui montre l’impossibilité pour l’un de formuler son désir et pour l’autre de l’assouvir.
- Il peut s’agir d’un échange érotique car on peut entrevoir des sous-entendus entre le dealer et le client avec les allusions à la sexualité.
- Il peut s’agir du « désir du désir ». En effet, si le deal avait lieu, le désir disparaîtrait. Il devient lui aussi l’objet d’un échange commercial montrant l’impossibilité des sentiments et de l’amour.
-le dialogue :
- Les répliques se font écho les unes aux autres mais les personnages ne se répondent pas réellement. Un mot prononcé par un personnage est repris par l’autre personnage qui lui donne un autre sens. Le dialogue devient sans limite.
- Il devient donc difficile de caractériser le dialogue. On ne peut pas parler de monologue car un monologue est prononcé seul sur scène, ni de soliloque car le personnage, dans ce cas, n’est pas seul sur scène mais parle pour lui-même (ce qui n’est pas le cas dans Dans la solitude des champs de coton). Il s’agit donc d’un dialogue constitué de très longues répliques qui présentent deux voix différentes qui s’expriment.
- Les dialogues peuvent aussi faire penser à des dialogues philosophiques comme ceux de Jacques le Fataliste de Diderot. Le but recherché serait donc de créer une « acrobatie verbale ».
-les thèmes :
- Les étrangers : chaque personnage est étranger à l’autre. Chacun vient d’un monde différent, vient de mères différentes, a des coutumes différentes. On retrouve des propos racistes, xénophobes prononcés par le Client qui a peur de l’inconnu et de la différence dans son propre pays.
- La négritude : le rôle du dealer a été écrit pour un acteur noir. La négritude est exprimée à travers de nombreuses remarques dans le texte d’ordre physique « quelle obscurité assez épaisse pour vous faire paraître moins obscur qu’elle », des références au corps et à une taille athlétique, la vision du champ de coton.
- La conception du monde : le monde est évoqué à travers des images poétiques. La terre est posée en équilibre « sur la corne d’un taureau », elle « flotte, posée sur le dos de trois baleines ». Les deux personnages semblent opposer leur vision du monde « je ne subis pas la même pesanteur que vous ».
- Un lieu violent : les références faites dans la pièce renvoient à un univers bétonné, une banlieue, des immeubles, des terrains vagues. C’est un univers où l’animal est prêt à dévorer les hommes.
- Le regard : le Dealer cherche avant tout à créer une rencontre de regards avec le Client. Lorsqu’il y parvient, le Client parodie les propos du Dealer et devient provocateur. Les personnages finissent par détourner le regard l’un de l’autre. Or, en ne regardant pas l’autre, on nie son existence et on le fait passer dans l’inexistence.
- Les représentations du désir : le désir est associé au sang qui coule et se répand comme un scandale, à la salive qui montre que le désir vient du corps, aux fruits avec les images bucoliques de l’abeille, des prairies mais aussi au manque qui s’exprime à travers l’image de l’Enfance perdue.
L’écriture de Koltès
-la « préciosité » : Koltès apporte un soin tout particulier au langage qui prend toutes les nuances.
- Utilisation du système hypothétique « si »
- Art de la prétérition de la part du Dealer pour attirer l’attention du Client
- Utilisation de la concession
-la valeur des modes et des temps : Koltès se sert de la conjugaison pour mieux faire passer ses idées.
- Passé composé : actions accomplies par rapport au présent. Les gestes des personnages ont donc une incidence directe sur la situation qu’ils vivent. Son alternance avec le présent rend ce dernier plus lourd et difficile à vivre.
- Conditionnel : Le Client s’en sert pour évoquer un rêve poétique, des jeux imaginaires qui font référence à un monde perdu, celui de l’Enfance.
- Futur : il ralentit le rythme en mettant en relief des sons plus durs (r)
-le rôle des pronoms :
- Le « je » et le « tu » sont remplacés par le « je » et le « vous » : distance instaurée dès le départ entre les personnages.
- Pronom indéfini « on » : pour les formules d’ordre général du Dealer ou pour désigner n’importe qui en général pour le Client. Il peut aussi être assimilé à un « je » atténué comme dans l’exemple suivant « quand l’ascenseur vous a déposé ici bas, il vous condamne à marcher au milieu de tout ce qu’on n’a pas voulu ici bas »/ « on est une abeille ». « On » peut aussi désigné que le personnage avance en se protégeant à cause de la menace ressentie.
- Pronom « nous » : normalement il s’agit d’un pronom symbolisant l’union. Dans la pièce de Koltès, le pronom « nous » montre au contraire la distance entre les deux personnages puisqu’il est employé pour désigner deux mouvements contraires : le rapprochement et le rejet « la seule différence qu’il nous reste pour nous distinguer »/ « nous nous éloignerons »/ « Nos mondes ne sont donc pas les mêmes »/ « nous ne sommes pas sortis de la même mère ». Le pronom « nous » aboutit à la solitude des deux personnages « Soyons deux zéros bien ronds ». Le pronom « nous » devient un signe d’égalité entre deux hommes orgueilleux qui découvrent ce qui leur manque « où est donc passé ce qui nous manque à tous les deux ? ».
-Musicalité et rythme : Koltès est passionné par Paul Claudel (syntaxe disloquée) et par la musique. Il avoue d’ailleurs écrire comme on écrit la musique.
- Utilisation d’anaphores : désir d’agir sur l’autre comme une obsession
- Utilisation de nombreux adverbes : efforts constants du Dealer pour calmer la peur du Client et l’attirer.
- Utilisation de chiasmes et d’antithèses : traduction du caractère incertain de la situation.
- Utilisation de l’hypotypose (procédé qui sert à évoquer une scène de manière forte en faisant surgir des sensations, des images) « si je suis chien et vous humain(…) je l’offre à vos regards » : union dramaturge/acteur/public
-les « vérités » : Les personnages évoquent tour à tour leur propre perception du monde, leur « vérité générale ».
- Présent de vérité général et tournures s’apparentant aux maximes et proverbes
- Les tournures impersonnelles
- Symbolise la fatalité qui pèse sur l’humanité « il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’amour ».